Le projet du quartier d’habitation olympique est cynique : l’amélioration du cadre de vie se fait aux dépens des personnes qui y vivent déjà
Jade Lindgaard
Journaliste à Mediapart et autrice
« Il y a quelque chose de nouveau, d’extrêmement intéressant sur le plan urbain : on livre un quartier complet, qui est quelque part la quintessence de la manière dont on pense la ville dans ces années 2020 en France » : ainsi parle Nicolas Ferrand, directeur général de la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo), quand il décrit le « village olympique ».
Construit à la frontière de trois villes du 93, Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis, cet espace deviendra à partir de 2025 un quartier d’habitation pour 6 000 personnes, et offrira des espaces de bureaux pour 6 000 autres. C’est l’aménagement le plus massif et le plus emblématique de Paris 2024, la plus grosse part de son « héritage » urbain.
C’est aussi une formidable vitrine pour les multinationales du BTP et de l’immobilier qui ont bâti ce navire amiral : Vinci et ses 69 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2023, Eiffage et ses 22 milliards, Nexity et ses 4,3 milliards, Groupama et ses 17 milliards, le groupe Caisse des dépôts et ses 2,9 milliards de résultat net, sa filiale Icade et son 1,8 milliard d’euros d’activité, et Legendre, promoteur qui construit en Île-de-France, notamment sur le plateau de Saclay, et ses 960 millions d’euros. Un flot considérable d’argent privé a été déversé sur le quartier des athlètes : 1,56 milliard d’euros payés par les promoteurs immobiliers.
En y ajoutant les subsides publics engagés au même endroit, près de 2 milliards d’euros ont été dépensés au total sur le « village » de Paris 2024. C’est l’équivalent de tout le budget, tous les domaines confondus, de toute la Seine-Saint-Denis en 2023. « Il y a quelque chose qui a été demandé par le gouvernement : nous sommes la sixième puissance économique, il faut que les Jeux reflètent la puissance de notre industrie dans le domaine de la ville », a aussi déclaré Nicolas Ferrand.
Mais peut-on habiter le capital ? Est-il possible d’élever ses enfants, d’aller à l’école, de faire ses courses avec joie et dignité, quand son quartier est devenu un centre d’investissement ? La vitrine du génie français et du capitalisme urbain laissera-t-elle de la place à celles qui nettoient ses bureaux au petit matin et à ceux qui livrent à ses cadres les plats qu’ils n’ont pas le temps de cuisiner ? En particulier quand on sait à quel point le niveau des prix du quartier Olympique est socialement sélectif et que la part de logements sociaux y est minoritaire.
On peut le voir comme une marque du rayonnement national et du succès patriotique d’un projet à ruisseler ainsi dans tout le pays. On peut aussi y déceler une forme de cynisme : on se sert des conditions matérielles avantageuses, foncier abondant et peu coûteux, d’une banlieue pauvre. On transforme sa pauvreté en capital symbolique : la mutation d’un territoire délaissé. On construit des habitations inaccessibles aux personnes qui y vivent déjà. Véritable caution sociale à l’opération, elles se retrouvent poussées dehors par l’amélioration de leur cadre de vie, en leur nom.
L’événement sportif profite avant tout à une ville et un pays en termes d’image et de notoriété, au-delà de la dimension strictement économique
Yvan Gastaut
Maître de conférences en histoire à l’UFR Staps de l’université Côte d’Azur
Face à un tel déferlement d’émotions, les jeux Olympiques sont sans doute le mythe des temps modernes le plus universel, même si leur ancrage reste très occidental et reflète bien les déséquilibres géopolitiques d’hier à aujourd’hui. Mais ce modèle, bien que toujours critiqué et contesté, n’a jamais connu le déclin. Car, en tout état de cause, le succès est au rendez-vous tous les quatre ans. Passion d‘un public universel sur place, audiences exceptionnelles via les médias, les rumeurs de l’enceinte Olympique ne cessent de faire rêver tout autant les plus riches que les plus modestes. On imagine que la grande rentabilité de l’événement revient évidemment au Comité international olympique qui, depuis sa création en 1894, n’a cessé de monter en puissance jusqu’à devenir une institution dotée d’un poids politico-financier mais aussi géopolitique et culturel exceptionnel.
Le critiqué Pierre de Coubertin a remis en selle un vieux projet antique pour le projeter dans une curieuse modernité : reconnaissons son intuition qui pérennise son comité créé à la Sorbonne et déplacé en Suisse lors de la Grande Guerre. Beaucoup des enjeux de notre monde se jouent dans ses locaux à Lausanne et dans ses officines nationales de par le monde. L’olympisme, idéologie des XXe et XXIe siècles, doit s’étudier en tant que tel. C’est ce à quoi s’attache l’exposition du palais de la Porte Dorée qui a ouvert ses portes jusqu’en septembre, précisément sur le thème d’une « Autre histoire du monde » qui se déroule tous les quatre ans depuis 1896.
À faire la balance des pertes et profits, on pourrait en déduire que les Jeux sont un gouffre financier et que les pays et plus encore les villes concernés qui s’aventurent dans l’organisation d’un tel événement en ressortent exsangues et défigurés. Les Jeux de 2004 à Athènes n’ont-ils pas précipité la Grèce dans un marasme économique insurmontable ? Ceux de Rio en 2016 n’ont-ils pas engendré une crise dans tout le Brésil ? Avec, dans les deux cas, des sites en déshérence et une impression de chaos. Pourtant, face aux coûts, les pays aux reins solides s’en sortent bien mieux comme l’Australie, la Chine, la Grande-Bretagne ou le Japon. Et là se jouent la puissance et le différentiel qui se fait entre un cercle fermé de capitales et un reste du monde seulement invité aux agapes.
Ainsi, le profit échappe à la dimension strictement économique des Jeux car l’enjeu est ailleurs. Pour peu que les contingences financières soient surmontées et évacuées, les Jeux profitent avant tout à une ville et un pays en termes d’image et de notoriété, le fameux « soft power » qui apparaît indispensable aujourd’hui pour s’afficher en bonne place dans le « concert des nations. » Regardez Séoul en 1988, la ville et le pays ont changé de statut, tout comme Barcelone ou Atlanta en 1992 et 1996. Donc, Paris en 2024, comme déjà en 1900 et en 1924, sera le centre du monde et, au-delà des désagréments passagers des Parisiens et des grincements de dents çà et là, cela lui sera bien profitable.
Paris 2024. Une ville face à la violence olympique, de Jade Lindgaard, Divergences, 2024.
Le Métissage par le foot. L’Intégration, mais jusqu’où ? d’Yvan Gastaut, Autrement, 2008.
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