Voir les Jeux olympiques et paralympiques de Paris… et la fin de l’obésité financière, le respect de l’environnement, la rentabilité des équipements, un bénéfice social pour des régions défavorisées ? Depuis une quinzaine d’olympiades, été et hiver, les pays organisateurs déclinent leurs engagements comme autant de promesses non tenues. Les grandes compétitions : un sport qui se joue entre dupes, et à la fin ce sont les budgets publics qui trinquent. Convoitées pour le prestige et le rayonnement planétaires qu’elles offrent, elles sont malades de gigantisme.
À l’origine, une mécanique interne implacable : les organismes aux manettes de ces grands événements – Jeux olympiques et Coupe du monde de football au premier rang – sont obnubilés par la quête de l’universalisme. Le Comité international olympique (CIO) tout comme la Fédération internationale de football association (Fifa) aspirent à enrôler le maximum de pays dans leurs compétitions. Les premiers Jeux de l’ère moderne, en 1896, comptaient 12 nations participantes ; elles étaient 121 en 1972 ; elles seront 206 à Paris en juillet.
Les premiers Jeux, en 1896, comptaient 12 nations participantes ; elles seront 206 à Paris.
Certes, si les qualifications pour la Coupe du monde masculine de football mobilisent presque tous les pays, seuls ceux qui les ont dominées se retrouvent pour l’événement planétaire – la phase finale. Mais celle-ci n’échappe pas à l’inflation : le nouveau format, qui sera inauguré en 2026, accueillera 48 équipes contre 32 auparavant. Pour les JOP d’été, un autre facteur entretient la boulimie : le nombre d’épreuves inscrites au menu. De 43 en 1896, leur nombre a culminé à 339 en 2021 aux Jeux de Tokyo. Paris affiche une quasi-stabilité avec 329 épreuves. Et le nombre d’athlètes suit la courbe, passé de 5 100 à Tokyo en 1964 à plus de 10 000 depuis 1996.
Avec de tels catalyseurs, il ne serait pas étonnant de constater une croissance considérable des budgets. Mais non : dans le but d’apparaître bonnes gestionnaires et séduisantes face à la concurrence, les villes postulantes (c’est-à-dire leurs pays) à l’organisation des JOP présentent des prestations et des projections financières outrageusement optimistes.
Le calcul des coûts et leur comparaison d’un événement à l’autre sont un exercice compliqué et incertain. Quel périmètre pour les dépenses ? Dans le cas des Jeux, on distingue l’organisation des compétitions des infrastructures nécessaires à l’événement. Par ailleurs, le nombre de disciplines présentes varie d’une édition à l’autre. Et la collecte des données est régulièrement lacunaire : les pouvoirs publics ne sont pas spontanément enclins à la transparence. Car, invariablement, le dépassement du budget initial vient sanctionner le bilan économique.
La « loi du dépassement »
L’universitaire danois Bent Flyvbjerg, spécialiste de l’économie des méga-projets et de leurs ressorts décisionnels, a piloté à l’Université d’Oxford une étude qui fait référence sur le coût des Jeux de 1960 à 2016. Par cohérence et pour comparer les différentes éditions, seuls ont été retenus les coûts liés à l’organisation des compétitions, et non les « investissements », bien que cette part soit généralement très supérieure. Les auteurs de l’étude considèrent en effet, de manière conservatrice, que les infrastructures (routes, logements…) construites pour les JOP pourront servir après, ou bien que l’événement a accéléré la réalisation de celles qui étaient jugées nécessaires.
Résultat, quoi qu’il en soit, toutes les éditions affichent un dépassement du budget initial, et dans les grandes largeurs : en moyenne, de 142 % pour les Jeux d’hiver et de 213 % pour les Jeux d’été. La médaille d’or revient à Montréal (1976), avec un surcoût de 720 %, l’argent à Rio (2016) avec 352 % et le bronze pour Lake Placid (1980) avec 324 %. Sotchi (2014) les talonne, avec 289 % de dépassement, une explosion d’autant plus impressionnante que ces JOP d’hiver sont considérés comme les plus chers de toute l’histoire de l’olympisme, avec une facture totale (investissements inclus) supérieure à 50 milliards de dollars : toutes les infrastructures ou presque ont été construites pour l’occasion.
L’ardoise finale de Pékin (2008) est tout aussi cosmique : près de 45 milliards de dollars (1). Mais seulement 2 % de surcoût, pour la seule partie « organisation des compétitions », par rapport au budget initial de 6,8 milliards d’euros : quel degré de confiance accorder aux données chinoises ?, s’interroge Flyvbjerg.
On trouve des variations notables, pour ces montants, étant donné la complexité de leur collecte.
Cette apparente anomalie n’invalide cependant pas le phénomène de la « malédiction du vainqueur », comme le qualifie Wladimir Andreff, économiste du sport : conséquence d’un processus de désignation de style « enchères », la ville qui emporte l’organisation de l’événement est celle qui aura, et à dessein, le plus largement sous-estimé son coût réel. Et le bouillon final se singularise par son ampleur dans la catégorie des mégaprojets. Travaux publics, transports, énergie, barrages, informatique : les surcoûts oscillent entre 20 % et 107 %. Bent Flyvbjerg va jusqu’à théoriser, pour les Jeux olympiques et paralympiques, une « loi du dépassement » que l’on peut aussi nommer « syndrome du chèque en blanc ».
Tout d’abord, un tel prestige est attaché à l’organisation des JOP qu’il est vécu comme inenvisageable, pour un pays hôte, de jeter l’éponge après avoir décroché l’investiture. Seul Denver fait exception par son abandon, en 1972. Pour faire face aux inévitables dérapages financiers, une seule issue : sortir le carnet de chèques. Ensuite, le rendez-vous des Jeux étant inamovible (2), il n’existe aucune possibilité de jouer sur un allongement du calendrier des chantiers pour en diminuer le coût. Alors, à mesure qu’approche la date d’ouverture, le robinet à finances s’ouvre en grand afin d’être prêt à temps.
Seule exception notable, les JO de Tokyo de 2020 ont été reportés à 2021 en raison de la crise planétaire du covid-19.
Ensuite, règle du CIO, le pays organisateur s’engage à couvrir les dépassements de budget. Que le CIO n’a guère intérêt à limiter : alors qu’il ne finance qu’une fraction des coûts liés aux seules épreuves, il perçoit en retour une partie des recettes (billets, sponsoring, etc.), que le gigantisme des Jeux amplifie mécaniquement.
Autre particularité : il n’y a pratiquement aucune marge pour rogner sur la qualité des équipements, fixée par des normes très strictes. La durée de planification des coûts, qui peut dépasser la décennie, expose par ailleurs les pays à des retournements de conjoncture. Le Brésil l’a payé très cher en 2016, en pleine déconfiture économique alors que la situation était bien meilleure dix-sept ans plus tôt, quand les JOP avaient été attribués à Rio. Enfin, les auteurs de l’étude d’Oxford citent l’impact du syndrome de « l’éternel débutant » : de facto, les comités organisateurs manquent d’expérience. Les derniers Jeux de Paris, c’était il y a cent ans.
Intérêt général et utilité sociale hypothétiques
Et pour une ardoise finale réaliste, il convient d’attendre au moins deux décennies après la fin de ces grands événements. Pour le Qatar, quel usage à terme des huit très grands stades construits ou rénovés pour la Coupe du monde de football de 2022, pour un territoire d’à peine 2,8 millions d’habitants ? La facture totale, toutes infrastructures comprises, dépasserait les 200 milliards de dollars : un record absolu pour cette compétition, et une monumentale hypothèque sur l’intérêt général et l’utilité sociale de ces investissements, sans même parler de leur rentabilité économique.
On les brocarde comme des « éléphants blancs », ces équipements surdimensionnés laissés à l’abandon ou nécessitant un énorme budget d’entretien, devenus emblèmes de l’héritage catastrophique de plusieurs olympiades. Londres 2012 et Sotchi 2014 sont parvenus à les éviter, en dépit de forts dépassements de coûts (respectivement 76 % et 289 %, selon l’étude d’Oxford). Mais les coûts sociaux et écologiques n’apparaissent pas dans les bilans.
La rénovation réussie de l’Est londonien en a chassé les classes populaires, et Rosa Khuthor, la station de ski russe héritée des Jeux de Sotchi, n’est rentable qu’en raison d’une fréquentation huppée, qui ne rembourse pas les dégâts environnementaux causés par la construction des infrastructures. Les JOP d’Athènes (2004), en revanche, sont notoires pour leurs « éléphants blancs » et un surcoût (49 %) qui a plombé les comptes publics de la Grèce, au point d’avoir fortement contribué à l’énorme crise financière qui a saigné le pays à partir de 2008.
En raison de ces budgets qui explosent et de la responsabilité, pour les États, d’éponger les excédents (avec l’argent du contribuable, in fine), les candidatures à l’organisation des grands événements sportifs se raréfient depuis une dizaine d’années, d’autant que l’opinion publique s’en mêle de plus en plus. Les oppositions citoyennes ont motivé l’abandon de Hambourg ou de Rome pour les JO de 2024, attribués par le CIO à Paris mais aussi simultanément à Los Angeles pour 2028, faute de concurrence.
La candidature de la capitale française s’est prévalue de ce que 95 % des infrastructures étaient « existantes ou temporaires », et ses promoteurs ont ânonné le serment éculé de la « maîtrise des coûts ». Mais, sans surprise, le budget parisien est passé de 6,3 à 8,8 milliards d’euros, et plusieurs analyses jugent qu’il sera difficile de rester sous les 10 milliards d’euros. En juillet dernier, un rapport de la Cour des comptes analysait les causes du dérapage : pour les deux tiers, elles découlent d’une sous-estimation « évidente » des coûts, de la « méconnaissance » du complexe cahier des charges du CIO et de la difficulté d’en négocier des ajustements, « ne serait-ce qu’à la marge ». Bref, la vérification attendue de la « loi du dépassement ».
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